Par Jean Lambert
La diffusion sur Arte le 5 janvier 2021 de deux documentaires consacrés à la dénazification et à la neutralité suisse offre des perspectives nouvelles sur la complexité de l’histoire1. La juxtaposition des deux documentaires pourrait même conduire à une comparaison audacieuse.
Pourquoi la dénazification fut-elle impossible autrement que par le temps long de l’histoire? De fait, le nazisme n’a pas accédé au pouvoir par les urnes, mais par une coalition de tout un peuple. Après avoir voté à 32% pour le parti nazi, le peuple a vu une conspiration réactionnaire appeler au pouvoir en 1933 un agitateur démagogue méprisé. La vieille droite en perte de vitesse visait à mater les forces de gauche. Alors craignant la violence de ces voyous extrêmes, destinée à les constituer en victimes, le peuple s’est laissé nazifier. D’autant mieux qu’une répression s’abattait sur les partis démocratiques d’opposition, par laquelle les nazis voulaient faire croire qu’ils accédaient au pouvoir pour une révolution globale. Impossible, sauf en ce qui concerne les résistants, de séparer alors le citoyen allemand et le nazi. A la fin de la guerre, quand le brun s’étalait partout dans la boue, ce ne sont pas les Allemands qui entamèrent les procès mais les vainqueurs.
Endoctriné par la propagande fasciste, ce « Viol des foules » selon le juste titre de Serge Tchakhotine sur la propagande politique2, – un ouvrage censuré puis saisi en 1939 en France et détruit en 1940 par les Allemands, réédité seulement en 1952 -, ce peuple s’est coagulé autour d’un führer qui lui correspondait. Les dignitaires nazis tenaient comme dans une pyramide, par le sommet bien sûr, mais surtout par la base ! Passé le vote initial et la pichenette des vieux réactionnaires, la démocratie disparait, certes, mais elle est toute entière fondue en un sens dans la concrétion idéologique : « Ein Volk, Ein Reich, Ein Führer ». Alors ce que le Chef, ou l’Etat, décide est par de nombreux aspects ce que veut le Peuple : la guerre, ou l’antisémitisme, ou le rapt des économies voisines par exemple (charbon polonais, acier suédois…). C’est un viol après coup, mais sur le champ n’est-il pas largement consenti ? Dans ce climat douteux, une certaine mondialisation des échanges faisait craindre aux classes moyennes protestantes, ruinées en Allemagne par l’inflation, un complot – déjà – des banques, des anglo-saxons, des juifs… ce que les nazis appelaient – déjà – « le système »!
On pourrait raisonner de la sorte pour le régime de Vichy (qui n’est pas la France, quoique…). La défaite puis l’armistice a scindé les citoyens et ceux qui adhèrent au régime de Vichy – la majorité -, sont contaminés par une nazification honteuse, souvent à bas bruit, qui les fait collaborer, travailler pour l’occupant et s’associer à l’antisémitisme.
De son côté, la Confédération Helvétique pratique une curieuse démocratie directe qui masque ses vrais chefs. Le peuple, les peuples des cantons, élisent une classe politique – souvent les bourgeois – qui parait gouverner et occupe largement le devant de la scène. Mais les décisions relèvent en sous main des financiers et des grands industriels déjà mondialisés (les 2/3 de la richesse suisse est alors placée aux USA). Les élus qui élisent le candide Général Guisan manipulent un semblable à eux. Il peut bien agiter en vain les hommes du peuple en les faisant courir dans les montagnes, puis creuser un abri incertain. Pendant ce temps, c’est le producteur zurichois du canon anti-aérien performant qui réussit en le vendant à tous les belligérants ! C’est le sens de la neutralité industrielle et mercantile, comme la collaboration pour l’acier, les prêts à taux zéro consentis aux nazis pour conserver l’approvisionnement en charbon, l’achat de l’or (ou la conservation des oeuvres) volé en Autriche, Pologne, Tchécoslovaquie, Danemark, France, la mise à disposition de la transversale ferroviaire alpine de la Suisse pour contrer l’offensive alliée en Méditerranée, etc… Toutes décisions qui échappent à la démocratie représentative, mais assurent la prospérité des vrais dirigeants, tout en laissant le peuple (et c’est profitable pour lui) bien à l’écart des combats sauf à soigner généreusement les belligérants…
Ne s’agit-il pas de deux modèles de démocratie confisquée, l’un par le fascisme, l’autre par ce capitalisme et sa prétendue neutralité ? Le peuple allemand se fond dans ses chefs, tandis que les chefs suisses se fondent dans le peuple confédéré. Cette image en miroir ne doit pas faire oublier que dans les deux cas, ce que font les chefs est bien proche sinon identique à ce que veulent les peuples, qui finalement s’acclimatent bien du facho-capitalisme.
Jean Lambert
1 Les coulisses de l’histoire : 1. La dénazification, mission impossible. 2. La neutralité suisse, l’art de la prospérité.
2 S. Tchakhotine (1939. 1952). Le Viol des foules par la propagande politique. Paris : Gallimard