Par Jean-Luc Maurer
Ce qui se passe en Tunisie est pour le moins troublant et inquiétant pour les défenseurs de la démocratie dans le monde. Le plus petit pays du Maghreb est en effet le seul rescapé du « printemps arabe » de 2011 où il a débuté et perduré, alors qu’une répression plus ou moins forte et sanglante y a rapidement mis un terme dans tous les pays voisins. Cela a été le cas en Égypte, en Lybie, en Algérie, au Maroc ainsi que dans la terrible guerre civile en Syrie ou dans la descente aux enfers du Liban. La terreur islamiste de Daech qui s’est étendue sur une grande partie du Moyen-Orient ou au Sahel et continue à gangréner un Irak incapable de se remettre de la désastreuse et criminelle invasion américaine de 2003 n’a fait qu’aggraver la situation. Pendant ce temps, la démocratie tunisienne a survécu tant bien que mal pendant dix ans sous un régime parlementaire conflictuel, instable et inefficace dominé par une coalition de partis d’obédience islamique, entraînant une désillusion croissante de la population à son égard. L’économie a continué à péricliter et la crise sociale à s’aggraver, marquée notamment par une corruption croissante au bénéfice des nouvelles élites politiques et un chômage désespérant des jeunes. Puis la pandémie de COVID qui a pris ces derniers temps une tournure particulièrement dramatique et meurtrière dans le pays a rendu la situation explosive en raison de l’incurie gouvernementale et de la saturation du système de santé.
Face à cela, un président de tendance national-populiste élu démocratiquement à une large majorité a décidé de limoger son premier ministre et d’autres membres de son cabinet, issus des rangs du principal parti islamiste arrivé en tête des élections, et de suspendre les travaux du parlement, avec le soutien de l’armée et l’assentiment voire l’enthousiasme d’une grande partie de la population et de sa jeunesse. Cette dernière, lasse des luttes stériles, des palabres sans fin et des manœuvres politiciennes sordides de ses députés, semble en effet préférer ce qui constitue de fait un coup d’État constitutionnel et prendre le risque du retour au pouvoir d’un homme fort providentiel et populaire jugé intègre à une démocratie dévoyée et désespérante. Une telle situation s’est produite dans de très nombreux pays et sur tous les continents dans l’histoire tragique du 20e siècle et elle s’est immanquablement mal terminée. L’avenir dira ce qu’il en sera pour la Tunisie, mais son cas illustre bien les difficultés de la transition démocratique dans un pays longtemps soumis à un régime autoritaire dans un contexte régional et mondial difficile que la pandémie aggrave de manière dramatique.Il est inutile et peu convaincant de s’offusquer de cette atteinte à la démocratie en demandant le retour au statu quo ante comme le font les pays de l’Union Européenne, la France et ancien colonisateur en tête (qui a récemment perdu ce qui lui restait de crédibilité dans ce domaine en condamnant le coup d’État militaire au Mali alors qu’elle l’a avalisé au Tchad voisin !) ou les États-Unis (qui ont fomenté un grand nombre de coups d’État semblables au cours de leur histoire !). Un tel événement devrait plutôt inciter à entreprendre enfin une réflexion sérieuse sur la manière dont on devrait refonder les principes de la démocratie, seul moyen d’enrayer son déclin et la montée du national-populisme dans le monde. Car ce qui vient de se passer en Tunisie conforte effectivement un peu plus la voie antidémocratique et autoritaire prônée par la Chine, la Russie, l’Inde et l’Égypte (ravie de cette mise à l’écart des Frères musulmans du pays voisin) ou la Turquie (même si elle a protesté, comble de l’ironie et de l’hypocrisie, contre la violation des règles démocratiques ayant porté au pouvoir un parti islamiste frère)