par Janine Rodgers
Trois organismes indépendants ont dénoncé la dérive démocratique de l’Inde : L’Institut suédois V-Dem l’avait rétrogradée de la catégorie « démocratie électorale » à la catégorie « autocratie électorale » en 2018 et l’a maintenue dans cette catégorie en 2024 ; Freedom House l’a passée de la catégorie « libre » à « partiellement libre » ; et l’Economist-Intelligence Unit l’a classée dans la catégorie « démocratie imparfaite ». Le texte ci-dessous tente d’éclairer la situation du pays à la veille des élections législatives fédérales qui se dérouleront du 19 avril au 1er juin 2024. Les résultats seront compilés et proclamés le 4 juin. Le Premier ministre sortant, Narendra Modi, se présente pour un troisième mandat consécutif. Toutes les enquêtes d’opinion projettent que la coalition soutenant Modi sera reconduite avec une large majorité. Mais dans quelle mesure ces élections sont libres et équitables ?
- Le contexte
Généralités géographiques et historiques
L’Inde est le pays le plus peuplé au monde avec 1,4 milliard d’habitants dont un corps électoral de 969 millions d’électeurs. Avec 3,9 millions de km2, l’Inde est le septième pays du monde en superficie. Elle a des frontières communes avec le Pakistan, la Chine, le Népal, le Bhoutan, le Bangladesh et la Birmanie. Dans l’océan Indien, elle est proche des Maldives et du Sri Lanka. Ses relations de voisinage sont compliquées. Des conflits de frontières l’opposent toujours à la Chine et au Pakistan. Ces conflits ont abouti à la guerre sino-indienne de 1962, à un bref affrontement entre les deux pays en 1967, et à quatre guerres indo-pakistanaises en 1947, 1965, 1971 et 1999. L’Inde dispose de l’arme nucléaire depuis 1974.
Ce vaste pays est extrêmement divers sur le plan religieux, linguistique (la Constitution reconnaît 22 langues régionales) et culturel. L’hindouisme est la religion majoritaire avec environ 80 % de fidèles. L’islam est la deuxième religion. Au recensement de 2011, 16 % de la population indienne était musulmane, soit environ 200 millions de personnes. L’Inde a la troisième plus importante communauté musulmane après l’Indonésie et le Pakistan.
L’Inde est devenue indépendante en 1947. Après la colonisation britannique, le sous-continent indien a été divisé en deux États : l’Inde à majorité hindoue et le Pakistan à majorité musulmane. La partition provoqua l’un des plus grands déplacements de population de l’histoire : 12,5 millions de personnes rejoignirent l’un ou l’autre des nouveaux pays. Elle fut accompagnée d’émeutes extrêmement violentes entre les communautés hindoues et musulmanes qui firent, selon certaines estimations, un million de morts. Les tensions interreligieuses sont récurrentes et sanglantes. Le politique et le religieux s’entremêlent. En 1948 Mahatma Gandhi a été assassiné par un nationaliste hindou en raison de sa politique d’apaisement avec le Pakistan musulman. En 1984 Indira Gandhi, alors Premier ministre, fut assassinée par ses gardes du corps sikhs après avoir ordonné à l’armée d’attaquer le Temple d’Or d’Amritsar (l’édifice le plus sacré des sikhs) où s’étaient retranchés des séparatistes sikhs.
L’Inde est une république parlementairefédérale
La rédaction de la Constitution de 1950 a été influencée par le système de Westminster et la Constitution des États-Unis. Selon les termes du préambule c’est une république démocratique séculière (secular), socialiste et souveraine, qui garantit notamment à tous ses citoyens la liberté de croyance et de culte. L’essentiel du pouvoir exécutif est dans les mains du Premier ministre et du gouvernement fédéral. Celui-ci est responsable devant la Lok Sabha (la chambre basse du Parlement indien), élue tous les cinq ans au suffrage universel direct. Le Parlement comprend également la Rajya Sabha, la chambre haute élue au suffrage indirect et renouvelée par tiers tous les deux ans. La Cour suprême est la plus haute juridiction du pays. Elle est à la fois tribunal fédéral, cour d’appel et cour constitutionnelle.
La fédération indienne compte 28 États (la plupart établis sur une base linguistique) et 8 territoires de l’Union. Chaque État a un gouverneur nommé par le Président de l’Inde et un Chief Minister (c’est-à-dire Ministre en chef du gouvernement étatique) responsable devant la législature de l’État. Les gouvernements des États possèdent de vastes compétences notamment en ce qui concerne la fourniture et la répartition de prestations publiques de base, de subventions et le pourvoi de postes dans la fonction publique. C’est ce qui explique en grande partie le fait que lors des élections au niveau des États, les électeurs portent souvent leur préférence sur des partis ancrés au niveau régional.
L’alternance politique
Le Congrès national indien est un des principaux partis politiques. Il joua un rôle majeur dans le mouvement pour l’indépendance de l’Inde, et a dominé le paysage politique indien. Jusque dans les années 1970, les Premiers ministres – Jawaharlal Nehru (1947-1964), Lal Bahadur Shastri (1964-1966) et Indira Gandhi (1966-1977) – adoptèrent une politique d’inspiration socialiste. En 1975, impliquée dans des scandales de fraudes électorales et afin de se maintenir au pouvoir, Indira Gandhi déclara l’état d’urgence et suspendit les libertés fondamentales et les élections. À la fin de l’état d’urgence, le Congrès fut sanctionné, perdit les élections de 1977 et se retrouva dans l’opposition. La montée progressive de partis régionaux, contraignit les partis à s’engager dans des coalitions parfois instables. Le Congrès revint au pouvoir en 1980. Après l’assassinat d’Indira Gandhi, son fils Rajiv lui succéda et initia les premières mesures de libéralisation de l’économie. Impliqué dans un scandale de corruption (l’affaire Bofors), le Congrès perdit les élections de 1989 mais revint au pouvoir entre 1991 et 1996. Au fil des années 1990, le Bharatiya Janata Party (BJP), parti de droite nationaliste auquel appartient Modi, devint le principal opposant au Congrès et parvint à former un gouvernement de coalition en 1999. Atal Bihari Vajpayee fut le premier politicien n’appartenant pas au Congrès à effectuer un mandat de Premier ministre complet (1999-2004). Mais dû à des dissensions internes, le BJP subit une cuisante défaite aux élections générales de 2004. Le Congrès revint au pouvoir et forma l’Alliance progressiste unie (UPA). En 2014, cette coalition fut largement défaite par le BJP et sa coalition l’Alliance démocratique nationale (NDA). Narendra Modi devint Premier ministre.
De la planification économique au capitalisme de connivence
On peut diviser la trajectoire de l’économie indienne en deux périodes : avant et après les années 1980. Pendant la première période, sous l’impulsion du Commissariat au Plan (Planning Commission) mis en place par Nehru, l’État joua un rôle primordial dans l’orientation des investissements. Les objectifs étaient : croissance, auto-suffisance et réduction de la pauvreté. Le taux de croissance fut modeste avec une moyenne annuelle de 3,5 pour cent (soit un taux de 1% per capita dû à une croissance de population élevée). Au milieu des années 80, Rajiv Gandhi introduisit les premières mesures de libéralisation de l’économie. Les réformes s’accélérèrent avec la nomination de Manmohan Singh comme ministre des Finances en 1991. L’objectif des réformes étaient la stabilisation macro-économique, une réorientation favorable au marché, et une meilleure intégration dans la mondialisation. Le taux de croissance s’accrut significativement et l’accélération fut particulièrement forte entre 2003 et 2015 avec plusieurs années frisant les 10%. La croissance continua sous Modi mais plus atone. Parallèlement à une croissance soutenue, les inégalités interrégionales, intersectorielles et interpersonnelles se creusèrent significativement.
Modi a initié une transformation volontariste de l’économie indienne.Il prit plusieurs décisions malencontreuses qui perturbèrent l’économie : 1) La démonétisation de 2016. Dans le but de lutter contre la corruption, du jour au lendemain 86 % de la monnaie indienne furent retirés de la circulation et tous les billets de 500 et 1000 roupies perdirent leur valeur ; 2) L’introduction chaotique de la taxe unifiée sur les produits et services (GST) en 2017 ; and 3) Le confinement total dû au Covid avec seulement un préavis de 4 heures qui paralysa tout le pays en 2020. Toutes ces décisions fragilisèrent plus durement les petites et moyennes entreprises et les populations les plus vulnérables.
La récupération économique post-covid suit la forme d’un « K », c’est-à-dire une reprise à deux vitesses. Alors que certains secteurs ont repris leur production et croissance, comme en atteste la branche ascendante du K (par exemple les médicaments, le numérique, la construction, etc.), d’autres continuent à décliner. Les composantes endogènes de la croissance présentent une faiblesse structurelle (importance de l’économie informelle, trop de travailleurs dans l’agriculture, faiblesse du secteur manufacturier, etc.). De plus la création d’emplois reste trop faible pour absorber les 10 à 12 millions de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail.
Après la libéralisation de l’économie, les possibilités de favoritisme et de pouvoir discrétionnaire de l’exécutif se sont élargies. L’Inde est aujourd’hui un modèle unique de capitalisme de connivence, dans lequel l’argent permet aux entreprises de décrocher des contrats grâce à leurs bonnes relations politiques. Sa particularité vient du fait qu’il est organiquement lié à la politique électorale (voir les bons électoraux ci-dessous). Pour Modi les industriels indiens sont le bras armé du développement économique du pays. Sous son impulsion le capitalisme « entrepreneurial » s’est mué en capitalisme « de conglomérat ». De plus en plus de secteurs d’activités sont repris par des entités plus grandes et moins nombreuses. Entre 2014-15 et 2022-23, la concentration des richesses a été particulièrement prononcée. En 2022-23, les 1 % les plus riches possédaient 40,1 % de la richesse du pays. Selon Forbes, l’Inde est le troisième pays avec le plus grand nombre de milliardairesderrière les États-Unis et la Chine.
L’ambition de Modi est de faire de l’Inde la troisième économie mondiale à l’horizon 2047, c’est-à-dire pour le centenaire de son indépendance.
Géopolitique : du « non-alignement » au « plurilatéralisme »
Nehru a fortement influencé la politique internationale de l’Inde après son indépendance. Il fut l’initiateur du concept de « non-alignement » avec Nasser, Tito et Soekarno. Né dans un contexte de guerre froide, le non-alignement refusait la logique des blocs (tant soviétique qu’occidental) au nom d’un idéal pacifiste et d’une idéologie tiers-mondiste. Nehru considérait qu’un système d’alliances avec un bloc viderait de son contenu l’indépendance nouvellement acquise par les anciens pays colonisés. Le non-alignement était donc un gage d’indépendance politique et, selon le représentant de l’Inde auprès des Nations Unies Krishna Menon, un prolongement logique du nationalisme.
Aujourd’hui, l’Inde opte pour le « plurilatéralisme », terme privilégié par l’actuel ministre des Affaires étrangères Subrahmanyam Jaishankar. La doctrine Jaishankar s’articule autour de 3 piliers :
1) Primauté de l’intérêt national. L’Inde n’a pas d’alliés, mais des partenaires avec lesquels elle négocie au coup par coup, uniquement guidée par les intérêts indiens. C’est du multilatéralisme sans logique d’alliances ;
2) Exploiter les rivalités entre les puissances en rendant l’Inde incontournable pour les prises de décisions au niveau mondial (par exemple au sein des BRICS) ;
3) Assumer les contradictions de ses partenariats. L’Inde appartient à plusieurs groupes : Russie/Inde/Chine ; États-Unis/Inde/Japon/Australie (Quad) ; membre de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS).
Christophe Jaffrelot qualifie le « plurilatéralisme » de nationalisme realpolitik reposant sur l’idée que le monde est multipolaire.
Deux variantes de l’unité nationale
Le Congrès et le BJP incarnent deux variantes de l’unité nationale. En Inde, il n’y a pas de religion d’État, mais l’État reconnaît l’existence de plusieurs religions. La Constitution transcende le pluralisme religieux au nom d’un principe d’unité incarné dans l’idée de « sécularisme », c’est-à-dire une égale bienveillance de la part du pouvoir vis-à-vis des différentes communautés religieuses. Les dirigeants indiens de la première génération et les rédacteurs de la constitution de 1950 considéraient les individus comme des citoyens dotés de droits égaux. Ceci change avec le BJP. Les nationalistes hindous privilégient les droits des communautés plutôt que ceux des individus. Le Congrès incarne l’unité dans la diversité, le BJP incarne l’unité par l’homogénéité (gouvernement de la majorité Hindoue, au détriment des musulmans, des chrétiens et des autres minorités).
Le nationalisme hindou du RSS et du BJP
Le moteur de l’hindouisme aujourd’hui est incarné par l’organisation ultranationaliste Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS – Association des volontaires de la nation), une association de volontaires qui a pour stratégie de transformer la société indienne en une nation hindoue « pure ». Pour mener à bien son ambition, le RSS s’est doté de toute une nébuleuse d’entités : des syndicats (étudiants, ouvriers, paysans), une association de leaders religieux (Vishva Hindu Parishad – VHP), un parti politique le Bharatiya Janata Party (Parti du peuple indien – BJP), des milices de vigilance, etc.
La stratégie du RSS et du BJP s’appuie sur les écrits de Vinayak Damodar Savarkar qui formula l’idéologie politique Hindutva (« hindouïté ») en 1922. Hindutva est une idéologie extrémiste de droite qui adhère à un concept de majorité homogénéisée et d’hégémonie culturelle inspiré du fascisme européen. Le RSS fut fondé en 1925 pour promouvoir l’hindouisme et défendre les hindous. Le RSS a des branches dans les villages, les villes, les États et au niveau fédéral. C’est la plus grande organisation de volontaires au monde. Les volontaires se réunissent quotidiennement au sein des branches locales (shakhas). Ils se retrouvent en uniforme (calot noir, chemise blanche, short kaki, bottes et lathi (bâton à bout ferré) pour un entraînement physique paramilitaire et des séances d’endoctrinement. Les participants apprennent les thèmes principaux de l’idéologie Hindutva. Cette idéologie affirme la fierté d’être hindou et réinterprète l’histoire de l’Inde en éliminant des références à la période Moghole et à la colonisation britannique. Un de ses tropes explique comment les musulmans ont « envahi » et converti de force les hindous au Moyen Âge. Au fil des ans, le RSS a pénétré la société et la politique indiennes. En 2016, on estimait qu’environ 60.000 branches locales avaient des activités quotidiennes auxquelles 5 à 6 millions de membres participaient.
Le vigilantisme est inhérent au RSS. Des milices veillent à faire respecter l’ordre moral et culturel hindou. Ces milices de volontaires recourent à des pratiques coercitives collectives, le plus souvent illégales, souvent violentes pouvant aller jusqu’au lynchage et au meurtre. Bien qu’illégales, les miliciens considèrent leurs actions comme légitimes car, à leurs yeux, ils représentent la majorité des citoyens. Ils se considèrent comme des « justiciers ». Ce vigilantisme est organisé. Le RSS a créé des organisations de façade pour faire le « sale » boulot, en particulier au niveau local. Il y a des milices de « protection de la vache sacrée » ; des milices en croisade contre les mariages interreligieux ; d’autres veillent à ce que hindous et musulmans habitent des quartiers séparés, etc. La violence de ces « justiciers » est en augmentation depuis l’arrivée de Modi et de son parti au pouvoir. Ces milices travaillent avec la complicité de la police et des politiques. C’est un système où légalité et illégalité sont connectées car le RSS est représenté des deux côtés. C’est un système que Christophe Jaffrelot décrit comme « l’État plus profond » (deeper State).
Le nationalisme hindou utilise à la fois le pouvoir législatif et des méthodes extralégales pour soumettre les musulmans et autres minorités. Les élections sont utilisées pour créer des assemblées législatives qui adoptent des lois discriminatoires contre les minorités, tandis que le vigilantisme de rue soutient les politiques d’exclusion.
- La dérive démocratique : Vers une autocratie ou une théocratie ?
L’ascension politique de Narendra Modi
Le RSS a joué un rôle décisif dans l’accès au pouvoir de Modi. Celui-ci a été formé par le RSS dès l’âge de 8 ans. A 21 ans il devint employé à plein temps du RSS au Gujarat (son État d’origine). A 35 ans il a été affecté au BJP c’est-à-dire au parti politique du RSS. Il a occupé plusieurs postes au sein de la hiérarchie pour atteindre le rang de secrétaire général. En 2001, il devint Ministre en chef de l’État du Gujarat. Il effectua quatre mandats qui lui servirent de laboratoire pour définir la stratégie qu’il appliquera ultérieurement au niveau national. Lors des élections fédérales de 2014, le BJP obtint la majorité à la chambre basse et Modi devint Premier ministre de l’Inde. Il conserva son poste après les élections de 2019 avec une majorité accrue.
Des décisions controversées
Changement du statut juridique de l’État de Jammu et Cachemire.
Après la partition, l’ancien État princier du Jammu-et-Cachemire, qui était revendiqué par l’Inde, le Pakistan et la Chine, fut partagé entre les trois pays. En 1949, la partie occupée par l’Inde devint l’État du Jammu-et-Cachemire à l’intérieur de la fédération indienne. Il bénéficiait d’une autonomie spéciale garantie par l’article 370 de la Constitution indienne. Après sa victoire aux élections de 2019, Modi prit la décision unilatérale etcontroverséede révoquer l’article 370, mettant ainsi fin à l’autonomie du Jammu-et-Cachemire. L’État fut divisé en deux entités qui furent rétrogradées au statut de « territoires de l’Union » c’est-à-dire sous l’administration directe du gouvernement fédéral. L’abrogation permit à celui-ci d’exercer un contrôle direct sur la région à majorité musulmane. De nombreuses arrestations suivirent, il y eu un bouclage total des territoires et une coupure des communications qui dura plusieurs mois. En décembre 2023 la Cour suprême valida ce changement de statut.
Révision de la loi sur la citoyenneté (Citizenship Amendment Act, CAA).
La nouvelle loi vise à régulariser les réfugiés appartenant aux minorités religieuses persécutées dans les pays voisins. La liste des minorités éligibles exclut les musulmans. C’est la première fois qu’un critère religieux est introduit dans la législation indienne. Adoptée en 2019, cette loi avait entrainé de nombreuses manifestations, et des pogroms antimusulmans avaient eu lieu dans le nord de Delhi. L’application de la loi avait été différée mais le ministre de l’intérieur Amit Shah promit de la mettre en œuvre avant les élections générales de 2024. Ce fut fait le 11 mars, ce qui va sans doute raviver la polarisation de la population. La Cour suprême ne s’est pas prononcée sur la constitutionnalité de ces dispositions.
2024 : Des élections où « les dés sont pipés »
Le pays a connu un recul démocratique depuis que Narendra Modi a accédé au pouvoir en 2014. Les droits politiques et les libertés civiles se sont détériorés avec une pression accrue sur les organisations de défense des droits de l’homme, une intimidation croissante des universitaires et des journalistes, et une vague d’attaques contre les musulmans. Tout un éventail de mesures ont été prises pour museler la société civile, limiter la liberté d’expression et harceler les personnes qui protestent contre les politiques du gouvernement. Cela va des dispositions financières pour couper les ressources des ONG, de l’utilisation des lois coloniales sur la sédition et sur la prévention des activités illégales en passant par la censure, le contrôle des médias et la répression plus que musclée des manifestations.
Dans quelle mesure les élections de 2024 sont-elles libres et équitables ? Modi fait du forcing, son ambition est d’obtenir au moins 400 sièges au Lok Sabha ce qui lui permettrait de réviser la Constitution, et pour cela tous les moyens sont bons.
Escalade des actions visant à paralyser l’opposition
De nombreux dirigeants opposés au BJP sont la cible de contrôles gouvernementaux (Direction de l’application des lois, Bureau central d’investigation, autorités fiscales, etc.). Depuis 2014, 95 % des enquêtes, perquisitions, contrôles fiscaux, etc. concernaient des dirigeants de l’opposition. Le Congrès a eu ses comptes bancaires gelés, deux Chief Ministers, Arvind Kejriwal Ministre en chef de Delhi et Hemant Soren, Ministre en chef du Jharkhand ont été arrêtés pour motif de corruption supposée. Sans inculpation ni jugement leurs demandes de mise en liberté sont refusées ou reportées ce qui les empêchent de faire campagne pour les élections.
Sources de financement : les « bons électoraux »
En 2017, le gouvernement Modi fit voter un système de bons électoraux (Electoral bonds) en vue de financer les partis politiques. Ce système a permis à des entreprises et à des particuliers d’acheter anonymement et sans limite des titres auprès de la State Bank of India. Celle-ci enregistrait les noms des donateurs sans les divulguer et remettait l’argent aux bénéficiaires. La réforme permit aussi aux partis politiques de recevoir des contributions de l’étranger (et donc de la diaspora qui est une source de financement très importante pour le BJP). L’essentiel de l’argent récolté est allé au BJP. De 2019 à 2023 celui-ci aurait reçu plus de 750 millions de dollars, soit plus de 50% de l’ensemble des dons ; le Congrès n’avait encaissé que 170 millions de dollars. Le système induisait donc un déséquilibre flagrant entre le parti au pouvoir et les partis de l’opposition. De plus des contreparties semblent avoir été accordées aux généreuses entreprises instituant ainsi un capitalisme de connivence. Entre 2022 et 2023, le BJP aurait perçu 90 % des dons des entreprises. Ces sommes, considérables, permettent au parti bénéficiaire de mener une intense propagande électorale et d’acheter des voix.
À l’origine la Banque centrale et la Commission électorale avaient sévèrement critiqué cette réforme. Le gouvernement Modi était passé outre. Le 15 février 2024, la Cour suprême a déclaré le système inconstitutionnel. Elle a estimé que la source et les autres détails des financements avaient été cachés au public, en violation du droit fondamental des électeurs à l’information et de leur droit à faire un choix éclairé avant de voter. Les magistrats reconnaissaient que le système violait le droit à des élections libres et équitables.
Pour les élections Modi dispose donc de sommes d’argent sans commune mesure avec ce que l’opposition peut mobiliser. D’après l’Association for Democratic Reforms, pour les élections de 2019, Modi avait dépensé le double de toute l’opposition réunie — soit autour de 3,5 milliards de dollars. Ses ressources provenaient des oligarques industrialistes et du système des bons électoraux.
Inauguration du temple de Ram à Ayodhya
Ayodhya est emblématique des conflits entre hindous et musulmans. Les hindous clament que le terrain sur lequel la mosquée Babri avait été construite par l’empereur moghol Babur en 1528 était le lieu de naissance supposé de la divinité hindoue Rama. En 1992, la mosquée fut attaquée et démolie par des fanatiques hindous. Sa démolition déclencha des émeutes dans tout le pays au cours desquelles plus de 3 000 personnes furent tuées. En 2019, la Cour suprême ordonna que le terrain soit cédé à une fondation afin d’y construire un temple hindou. Modi posa la première pierre en 2020. Le 22 janvier 2024, il inaugura en grande pompe le temple de Ram et dirigea en personne sa consécration. Le temple de Ram ne sera pas terminé avant décembre mais Modi tenait à l’inaugurer avant les élections législatives.
Mainmise sur les médias, saturation de l’espace public et culte de la personnalité
Les principaux médias indiens sont largement contrôlés par le pouvoir, les chaînes de télévision sont la propriété d’amis et d’oligarques. La couverture médiatique des campagnes électorales est complètement déséquilibrée. Le BJP et Modi monopolisent le temps médiatique. Modi ne donne ni interviews ni de conférences de presse car il ne veut pas de contradicteur. Il privilégie une relation directe avec ses supporters. Une fois par mois il s’adresse à eux en hindi dans une émission intitulée « La parole qui vient du cœur » et qui est relayée par les chaînes de radio et de télévision publiques. Modi dispose d’une application personnelle (NaMo) pour smartphone, d’un site internet personnel (narendramodi.in) et fait un usage intense des réseaux sociaux. Il s’appuie sur une armée de jeunes volontaires recrutés pour entretenir les groupes WhatsApp. Son compte Twitter avait 94 millions d’abonnés, son compte Instagram était suivi par 82 millions de personnes.
Modi sature l’espace public et les médias traditionnels. Les journaux sont remplis de publicité à la gloire de Modi. L’effigie de Modi est sur tous les murs, dans les aéroports, dans les gares, sur les palissades de chantier, sur les paquets de rations alimentaires distribuées aux pauvres, sur le certificat de vaccination Covid, etc. Des cabines à selfies, permettant aux gens de se prendre en photo à côté d’une représentation de Modi grandeur nature en carton, sont placées dans les gares, les parcs, les musées, etc. La majorité sont financés par de l’argent public.
Les coupures d’Internet
Le gouvernement utilise les coupures d’Internet pour empêcher les voix dissidentes, affaiblir ou empêcher les manifestations. Selon Human Rights Watch, depuis 2018, l’Inde a coupé Internet plus que tout autre pays. La Cour suprême a considéré que la coupure d’Internet prolongée au Cachemire eut un impact sur la liberté de la presse, de parole et d’expression. De plus, les coupures arbitraires d’Internet empêchent l’accès aux droits fondamentaux dans « l’Inde numérique » (le gouvernement cherche à faire d’Internet un élément indispensable de la vie quotidienne). Les populations les plus vulnérables sont affectées : « pas d’Internet signifie pas de travail, pas de salaire, pas de nourriture ».
Conclusion
Selon Christophe Jaffrelot, Modi a transposé au niveau national le modèle de développement qu’il avait conçu quand il était Ministre en chef du Gujarat. Ce modèle repose sur quatre piliers :
- Polarisation communautaire aboutissant au majoritarisme hindou ;
- Politisation des institutions étatiques, notamment de la police et de la justice ;
- Économie politique impliquant un capitalisme de connivence et des inégalités croissantes ;
- Techniques de communication populistes.
Modi a peaufiné l’art de la personnalisation du pouvoir. Il « joue sur sa popularité et combine mobilisation ethnique et religieuse, aides sociales, développement, fierté nationale,
nationalisme. Il donne à la fois le sentiment de s’occuper des besoins réels des Indiens, d’œuvrer à la résurgence de la nation et de positionner l’Inde par rapport aux grands défis internationaux » (Gilles Verniers cité dans l’article de Sophie Landrin, Le Monde, 17-12-2023).
On observe un tournant autoritaire qui se renforce entre chaque élection. Le jeu démocratique souffre d’une disproportion flagrante de moyens et de ressources en faveur du BJP, et d’une instrumentalisation de la machine étatique. L’opposition doit faire face à des règles du jeu non équitables.
Sources
Bharti, N. K., Chancel, L., Piketty, T. and A. Somanchi. (2024). Income and Wealth Inequality in India, 1922-2023: The Rise of the Billionaire Raj, World Inequality Lab, Working Paper No.2024/09. 84 p.
Jaffrelot, C. (2018). « L’Inde de Narendra Modi, un national-populisme pragmatique en politique étrangère » in Les Carnets du CAPS No.25 : Populismes. Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. pp.55-70.
Jaffrelot, C. (2019). L’Inde de Modi : national-populisme et démocratie ethnique. (Paris, Fayard/CERI), 352 p.
Jaffrelot, C. (4th of March 2024). Transcript of Christophe Jaffrelot’s interview by Karan Thapar, The Wire. https://thewire.in/politics/full-text-christophe-jaffrelot-on-indias-spiral-into-a-de-facto-deeper-state
Interview also available on YouTube https://www.youtube.com/watch?v=bZqWRYuhOxg
Jaffrelot, C. (2024). Gujarat Under Modi: Laboratory of Today’s India. (London, Hurst & Company). 416 p.
Jayshankar, S. (2020). The India Way: Strategies for an Uncertain World. (Gurugram, Haryana, Harper Collins). 240 p.
Landrin, S. et G. Delacroix (2024). Dans la tête de Narenda Modi. (Paris, Actes Sud). 274 p.
Prabhakar, P. (2023). The Crooked Timber of New India; Essays on a Republic in Crisis. (New Delhi, Speaking Tiger Books). 291 p.
Varsheney, A. (2017). “India’s Democracy at 70: Growth, Inequality, and Nationalism” in Journal of Democracy, Vol.28/3, pp.41-51.
https://www.journalofdemocracy.org/wp-content/uploads/2017/07/06_28.3_Varshney-web_0.pdf
Varsheney, A. et C. Staggs (2024). “Hindu Nationalism and the New Jim Crow” in Journal of Democracy, Vol.35/1, pp.5-18.
https://www.journalofdemocracy.org/articles/hindu-nationalism-and-the-new-jim-crow/
Journaux
Le Monde
The Hindu
The Wire