Par Janine Rodgers
Le dimanche 2 juin, 97 millions de mexicains étaient appelés aux urnes pour élire un nouveau Président de la République pour un mandat de 6 ans, non renouvelable, et pourvoir 20.000 postes de députés, sénateurs, gouverneurs et maires de municipalités. Pour la première fois dans l’histoire du Mexique, une femme a été élue Présidente de la République. L’accession d’une femme au pouvoir suprême acquiert un caractère exceptionnel dans un pays où le machisme est encore très fort et où plus de dix féminicides sont dénombrés chaque jour.
Malgré la corruption, la violence et les inégalités, le Mexique a fonctionné comme une démocratie électorale avec une concurrence politique et une société civile dynamique, bien que depuis 2006 on observe une lente dégradation. Encore classé « démocratie imparfaite » en 2020 par l’Economist Intelligence Unit le Mexique est passé au statut de « régime hybride » en 2021.
Le 2 juin, la candidate de la gauche, Claudia Sheinbaum, a été confortablement élue avec 59% des suffrages exprimés. Ellereprésentait le Mouvement de régénération nationale (MORENA) du Président sortant Andrés Manuel López Obrador et était soutenue par le Parti vert écologiste et le Parti du travail. Xóchitl Gálvez, la candidate de la coalition des partis de droite (le Parti de l’action nationale – PAN, le Parti de la révolution institutionnelle – PRI et le Parti de la révolutiondémocratique – PRD) est arrivée en deuxième position avec 28 %. Le candidat centriste Jorge Álvarez Máynez arriva troisième avec 11%.
Qui est la nouvelle présidente du Mexique ?
Claudia Sheinbaum, 61 ans, est une scientifique avec le cœur à gauche. Elle est issue d’une famille juive athée dont les grands-parents avaient émigré d’Europe de l’Est dans les années 1920. En 1995, elle devient la première femme mexicaine à obtenir un doctorat en ingénierie énergétique. Elle fait une carrière d’enseignante et d’universitaire. De 2007 à 2013, elle est membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).
Claudia Sheinbaum a commencé à militer politiquement quand elle était étudiante. En 1989 elle devient membre du Parti de la révolution démocratique (PRD). De 2000 à 2006 elle est nommée Secrétaire à l’Environnement par le maire de la ville de Mexico, Andrés Manuel López Obrador. En 2014, elle quitte le PRD et rejoint le nouveau parti fondé par Obrador, le Mouvement de régénération nationale (MORENA). En 2018, elle est élue maire de la ville de Mexico. Sa gestion est caractérisée par les questions écologiques et une forte politique sociale, créant des infrastructures (transports pour désenclaver la banlieue, universités, etc.) et distribuant des aides sociales dans les quartiers les plus démunis. Elle revendique par ailleurs une politique féministe. Elle démissionne en 2023 (avec une popularité de 68%) pour préparer sa candidature à l’élection présidentielle. Elle prendra ses fonctions de Présidente le 1er octobre 2024.
L’héritage d’Andrés Manuel López Obrador (communément appelé AMLO)
En 2011, AMLO fonda un nouveau parti le Mouvement régénération nationale (MORENA) pour appuyer sa candidature au poste de Président de la République. Sa troisième tentative sera la bonne, il est élu en 2018 avec 53,2 % des voix. Avec MORENA comme parti majoritaire AMLO entend impulser la ‘quatrième transformation’ de l’État mexicain.i
Le projet politique d’AMLO a fusionné une critique de gauche du néolibéralisme et un certain nombre de politiques économiques et sociales progressistes avec des impulsions conservatrices envers les questions morales, la fiscalité et l’organisation du pouvoir.
Leader charismatique, il bénéficie d’une cote de popularité élevée (entre 60% et 70%). Elle est particulièrement forte auprès des travailleurs ordinaires, du secteur informel et de la paysannerie. Sa popularité est en revanche plus basse auprès des entrepreneurs et des professions intellectuelles. La presse mexicaine lui est également majoritairement hostile. Il a bâti sa popularité durable non pas sur des positions exclusivement de gauche, mais en combinant des politiques et des positions traditionnellement de gauche et de droite. « Il a construit une nouvelle hégémonie politique au Mexique en bâtissant une gauche étrangement conservatrice.La politique mexicaine a été reconfigurée en camps pro et anti-AMLO, avec des parties de la gauche dans chacun, laissant la gauche sans débouché institutionnel distinct. » (traduit de AMLO’s Final Act de Patrick Iber and Humberto Beck, Dissent Magazine, Winter 2024)
Mais sous sa présidence les institutions indépendantes du Mexique ont perdu peu à peu leur capacité à servir de contrepoids à l’exécutif. AMLO a intensifié ses efforts pour centraliser l’autorité et le pouvoir autour de la figure du Président. Il a également élargi la présence, les attributions et les budgets des forces armées, au détriment des institutions civiles chargées de l’application des lois et de la justice pénale, notamment en ce qui concerne les campagnes anti-drogueii et la police des migrants. Mais le recours accru à l’armée n’a pas conduit à des améliorations de la sécurité publique.
Les défis de la nouvelle Présidente
- Claudia Sheinbaum a promis de poursuivre l’héritage d’AMLO pour réduire la violence liée au crime organisé, stimuler l’économie, promouvoir les énergies renouvelables et lutter contre la corruption. Elle est considérée comme une penseuse plus moderne qu’AMLO mais il lui manque le lien unique qui unit celui-ci aux pauvres. Dans quelle mesure pourrait-elle dépendre d’AMLO et quelle influence celui-ci pourrait-il conserver dans la future administration MORENA ?
- Les relations avec les Etats-Unis. AMLO a eu une attitude plus souverainiste que ses prédécesseurs. Le gouvernement américain veut éviter de perdre la coopération du Mexique sur des questions intérieures vitales, en particulier l’immigration le long de la frontière sud.
- Après des années de performances économiques médiocres et le Covid, l’économie du Mexique repart. Les transferts des migrants en provenance des États-Unis ont augmenté, tandis que le nearshoring (la pratique des entreprises américaines de localiser leurs productions au Mexique plutôt qu’en Asie, pour réduire les coûts de transport) et les pressions mondiales visant à démanteler les chaînes d’approvisionnement de la Chine ont produit un afflux d’investissements étrangers.
i Les ‘quatre transformations’ renvoient à plusieurs moments historiques du Mexique qu’AMLO a choisi pour identifier, définir, conduire et légitimer son action :
- L’indépendance du Mexique envers la couronne espagnole au XIXe siècle (1810-1821) ;
- Le mandat du président Francisco I. Madero, l’un des initiateurs de la révolution mexicaine en 1910 et de la démocratisation du pays ;
- La présidence de Lázaro Cárdenas (1934 à 1940), marquée à gauche, qui favorisa notamment de développement des infrastructures et l’éducation publique.
ii C’est le président conservateur Felipe Calderón qui, au cours de son mandat entre 2006 et 2012, a été le premier à ordonner l’implication à grande échelle de l’armée dans la lutte contre le crime organisé. Depuis lors, la violence et la criminalité sont restées un problème grave pour le Mexique, et plus l’armée est intervenue, plus la violence et la criminalité ont augmenté.