Bien vivre au milieu du désarroi

Par Pierre Dominicé

Entre crainte et apaisement         

Assailli comme tant d’autres par de multiples informations, à la fois utiles et superflues, je me sens victime d’un climat de peur qui entretient l’appréhension d’une atteinte de Coronavirus. Cette crainte est vraie pour moi, mais aussi, vu mon âge, pour mes enfants et mes petits-enfants. Un de mes amis, asthmatique qui a été atteint du virus me racontait comment il avait marché pendant deux semaines à quatre pattes dans sa chambre. Plusieurs personnes très âgées, que je connaissais bien, sont décédées alors qu’elles séjournaient en EMS. La quête de sécurité intérieure est une des réponses fournie à ce climat de peu. Les autres, les amis, la famille ne sont pas vraiment présents pour nous rassurer, à l’exception d’un compagnon s’il existe, pour autant que les vibrations soient partagées à un niveau de profondeur qui ne s’improvise pas.

Le confinement auquel nous sommes condamnés connaît néanmoins des moments bénéfiques. Il favorise le silence et, le plus souvent, la tranquillité. Mais il provoque aussi des temps d’impatience et de découragement. En cours de journée, des émotions différentes se succèdent. Je profite de conditions de vie très privilégiées.  La lumière est immuablement radieuse. Peu de vent. Quelques canards. Un ou deux cygnes. Le soleil est chaud. Il nous permet de rester dehors jusque tard dans l’après-midi. Ce climat ambiant ne favorise guère l’accès à une réflexion qui nous permette de mieux saisir ce que vivent la plupart des personnes dans leur quotidienneté. Quelques téléphones, attendus et imprévus, favorisent le partage et aident à verbaliser des émotions.

La beauté de la vie a des signes d’éternité                    

Je distingue aussi des signes d’éternité. Je ressens le besoin de savourer les bienfaits de la vie. J’ai envie de laisser vibrer en moi une immense reconnaissance, en écho à la beauté de tout ce que j’ai reçu et m’accorde mon existence. J’essaie de conserver le calme qui m’aide à combattre les incertitudes que je ressens au sujet de ma santé, notamment de ma difficulté à respirer ou à digérer correctement. Je vis des ressources que m’offre mon environnement affectif, l’attention de ma compagne, la vivacité des jeunes de mes deux familles, la fidélité de mes amis. Quel privilège de savoir que je ne suis pas seul, même si je dois me faire aux aléas de la solitude. Ma vie est partagée comme le sera indéniablement ma mort. Les autres sont là et ils garderont avec eux, même après ma mort, des souvenirs de rencontres et de partages qui les auront marqué.

Le sens de la mort se construit à partir des expériences que chacun a faites au cours de sa vie. Nous sommes également largement tributaires de la façon dont la mort est présentée dans les traditions spirituelles que nous avons reçues dans notre éducation et auxquelles nous nous rattachons. Le domaine de la peinture, de la littérature ou de la musique nous sont offerts comme des ressources qui viennent nourrir les représentations et les conceptions au milieu desquelles nous parvenons, à la fin de notre vie, à interpréter ce que nous vivons.

Rien ne sera jamais clair

Ce qui nous attend lorsque la pandémie se calmera vraiment demeure vague. Des chiffres sont alignés et indiquent de fortes variations d’atteinte et de réduction de l’épidémie selon les régions et les âges de la population. Les autorités politiques ont à prendre des décisions difficiles quant à la diminution des règles du confinement. Les données économiques demeurent centrales en regard de la reprise du travail ou de la liberté de mouvements du commerce. Le débat justifiant les soins à apporter et les remèdes à distribuer pour freiner les atteintes de l’épidémie se poursuivra. Les arguments scientifiques vont encore imposer leur loi face aux appels à des décisions plus éthiques. La discussion, dans la diversité des facettes des problèmes à prendre en compte, butera longtemps sur leur complexité. La position médicale restera déterminante, même si les opinion les plus diverses se feront de plus en plus entendre, compliquant l’accès à une clarté des décisions à prendre.

            Nous sommes donc condamnés à vivre cette période de pandémie dans le flou, à nous soumettre à des règles issues d’un pouvoir politique qui se situe fréquemment loin de nous. La comparaison des décisions prises selon les pays sera intéressante à observer pour mieux connaître la marge de manoeuvre et les bénéfices résultant des restrictions civiles imposées à la vie en société. Qui sera entendu en priorité? Selon quelle tradition démocratique les décisions seront-elles prises ? Allons-nous retrouver les phénomènes autoritaires que nous connaissons de la part de plusieurs pays, et non des moindres. Comment vont se manifester la Chine et les Etats-Unis dans une confrontation mondiale qui influencera nécessairement la gestion du monde. Que va faire l’Union Européenne pour unir ses stratégies politiques et économiques ? Retrouverons-nous les dérives populistes que nous avons vu se généraliser ces dernières années. Comment vont réagir les populations qui craignent de ne plus disposer de moyens financiers suffisants pour vivre ?

            Il paraît indéniable qu’un problème de génération va se renforcer. Des paradigmes nouveaux vont apparaître et, probablement, des formules, débattues jusqu’ici à titre d’hypothèses, comme le salaire minimum de base, vont entraîner des transformations radicales dans la gestion du travail et l’organisation des activités économiques. Les mesures d’assistance vont également se renforcer, de même que les efforts de solidarité familiale.

            Selon les pays et les modes de fonctionnement en vigueur, le confinement va continuer à entraîner dans la population des conduites plus ou moins strictes, Les contrôles effectués feront écho à la capacité de soumission aux directives imposées par l’Etat. Nous retrouverons certainement, ainsi, des clivages auxquels nous sommes habitués, sans exclure de nouveaux regroupements politiques. L’articulation entre les réactions au Coronavirus et d’autres fronts de lutte, tels que ceux qui s’attaquent, par exemple,  aux détériorations climatiques ne sont guère apparents. Des voix nombreuses s’expriment pour que des changements radicaux soient introduits en lieu et place des modes de vie qui nous régissent actuellement.           

            La pandémie qui nous envahit se présente comme une expérience collective. Nous sommes néanmoins amenés à entreprendre un travail personnel pour y faire face. Avant de dépendre des services de santé, il importe de clarifier sa posture personnelle, de résister à la dépendance aux soins pour assumer sa propre prise en charge. Paradoxalement, la pandémie peut être envisagée comme un levier renforçant les efforts de mobilisation personnelle qui nous tiendront à distance d’un populisme de dépendance et de passivité. La lutte contre le coronavirus pourrait susciter, dans cette perspective, de nouveaux élans réactivant des projets d’engagements inspirés d’idéaux infiniment plus démocratiques.

2 Replies to “Bien vivre au milieu du désarroi”

  1. Steinauer Brigitte dit : Répondre

    MERCI POUR cette belle réflexion. Elle m’a permis d’approfondir quelques points:
    – Vous parlez au début du sentiment d’incertitude, notamment face à votre état de santé. Je comprends bien mais en même temps, je me suis dit que si nous voulions bien l’admettre, coronavirus ou pas, nous ne savons pas ce qui nous attend. On pourrait subir un scanner sur tout le corps tous les jours, rien ne nous certifie que le lendemain, un début de tumeur maligne n’apparaisse pas….Je me demande alors si nous ne ferions pas mieux d’essayer d’apprendre à vivre avec cette incertitude au lieu de la combattre. Nous appartenons à une société tellement axée sur la sécurité, nous pensons – à tort, preuve en sont par exemple les catastrophes naturelles- que nous pouvons tout gérer, tout maîtriser. La toute puissante science, le juridisme envahissant nos vies au point que nous sommes pratiquement gouverné par le droit et ceci dans tous les domaines, nous donnent l’illusion qu’aucun problème ou événement ne nous résistera. Maintenant, d’éminents scientifiques tentent de nous prouver qu’il y a effectivement une vie après la mort, réduisant la foi à peau de chagrin. Bref, tout doit être explicité, commenté, vaincu… Alors, quelle place reste à l’incertitude ? Pourtant, vous lui en donnez une dans la suite de votre article.. merci! Notre seule vraie certitude, c’est qu’on va mourir….
    – Je rejoins pleinement votre réflexion sur le sens de la mort et sa construction à partir de notre vécu. Partant, nous devrions suivre François Cheng qui dit que nous ferions mieux d’orienter notre vie en partant de la mort, au lieu de vivre en se demandant sans cesse ce qui arrivera après.
    – J’ai beaucoup apprécié votre questionnement sur les pouvoirs politiques tout en pensant que les dérives populistes sont déjà présentes hélas.
    – Sans vouloir allonger, le thème concernant l’avenir de la cohabitation des générations mériterait une thèse…
    En tout cas, je vous remercie pour votre réflexion nourrie qui va certainement engendrer d’autres réflexions et n’est-ce pas là le but d’un blog ?
    Bien à vous, courage et sérénité pour les mois à venir.

  2. Miguel Norambuena dit : Répondre

    Irruption du désir et confinement

    Parmi tant de grands penseurs qui ont fait date dans la pensée occidentale, retenons arbitrairement et très brièvement trois noms. Tout d’abord, René Descartes et sa formule fa-meuse « Je pense donc je suis ». Plus tard, Emmanuel Kant nous a légué une autre idée phare : la raison est la source de tout. Enfin, plus près de nous, Auguste Comte, fondateur du positivisme, affirme que ce qui est vrai est vrai seulement si la chose en question est vérifiable objectivement, scientifiquement. Remarquons très brièvement que pour ces trois philosophes, la pensée prime sur le corps, les affects et les sensations, et aujourd’hui encore, chacun et chacune peut mesurer le poids de cette pensée normative qui agit sur nos vies quotidiennes.
    Ce poids traverse la société et ses institutions, ainsi que les individus. De cette ma-nière, le tout a l’air de tenir, en tous les cas, c’est une constante des discours dominants, même si le nombre de personnes laissées pour compte matériellement, spirituellement ou existentiellement ne fait que croître.
    Prenons maintenant trois faits courants de nos sociétés, qui nous placent face à une in-supportable évidence : tout d’abord, le féminicide, la misogynie, le machisme et l’homophobie non seulement persistent socialement, mais ils sont bien incrustés dans nos institutions, et cela depuis le sommet des hiérarchies. Ensuite, les personnes âgées, dont les conditions de vie dans certains EMS – qui ressemblent parfois à des antichambres de la mort car ils n’ont jamais été ni vus ni pensés comme de véritables lieux de vie et comme des es-paces de production de celle-ci – sont un exemple frappant de la manière dont on se « re-présente », ou dont on perçoit la vie, l’existence quotidienne, individuelle et collective, la fa-mille dans la durée. Enfin, les personnes souffrant d’affections psychiques chroniques sont stigmatisées quotidiennement dans la plus grande indifférence générale, et vivent parfois con-finées à Genève dans des chambres hôtels, dans la plus paroxystique solitude. Penser des es-paces de vie qui soient en étroite résonance avec leurs singularités existentielles réclame d’urgence un important travail de déconstruction des clichés de la « folie », trop souvent par-tagés par les professionnel.le.s de la santé eux-mêmes.
    Que dire, que faire face à ces évidences quotidiennes si douloureuses pour les victimes comme pour leurs personnes proches ?
    Pour briser cet autisme social existant, mais aussi cette paralysie réactive et cette myopie qui nous asservit, voire ce déni, il faut cesser de percevoir notre existence comme isolée de son contexte, un « Moi-Je » coupé de son corps, délié de ses sensations.
    En effet, le « je » ou le « moi », l’« inconscient » ou la « subjectivité » ne tombent pas du ciel. Ils sont liés – bon gré, mal gré – au proche comme au lointain, au dedans comme au dehors. Ils sont le produit d’un milieu qui évolue et se transforme. Ce milieu agit sur nous et nous agissons sur lui. On peut en prendre soin, l’embellir, écologiquement, le rendre vivable et respirable. Mais aussi, en croyant faire le mieux, nous pouvons le détruire, le rendre toxique et pathogène, source de maladies et des pandémies.
    Le confinement nous a montré que nous pouvons tantôt périr d’ennui, tantôt le vivre comme une possibilité, un jaillissement de désir ; comme un acte fort de résistance face à l’aliénation mentale et sociale qu’il a provoquée. Face au virus, personne n’a la bonne ré-ponse. Dans ce cas, les meilleures réponses se trouvent au « milieu ». Ici s’ouvre une oppor-tunité unique, inédite, pour qu’à l’intérieur des contraintes de « distanciation sociale », se concrétise une fine, réfléchie et résolue recherche personnelle d’initiative ; de clairvoyance, de découverte de ses propres possibilités et ressources, et de création.
    Cette quête de désaliénation sociale et mentale doit, ici et maintenant, prendre une forme émancipatrice, se concrétiser dans une myriade de gestes simples, d’actes de résistance et d’accomplissements quotidiens innovants, afin que cet effort de liberté et de saisie des en-seignements vécus, puissent prendre aussi une forme collective. Afin que tous et toutes, nous puissions non seulement rêver, mais aussi vivre au présent dans un monde possible imprégné de bon air mais aussi de silence.

    Miguel D. Norambuena
    migueldenisnorambuena@gmail.com
    Ancien directeur du Centre Le Racard,
    Fondateur du Centre Le Dracar, à Genève,
    Consultant psychosocial indépendant

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