Par Jean-Luc Maurer
Alors que la pandémie de coronavirus affecte 193 pays dans le monde, que le nombre de cas officiellement confirmés en date du 17 avril dépasse 2 millions et celui des morts 140.000, que la presse internationale est quasi entièrement consacrée à l’analyse de ce fléau dans les principaux pays affectés en Europe, en Amérique, en Asie et en Afrique, on n’a pratiquement pas entendu parler de la situation de l’Indonésie. C’est pourtant le 4e plus grand pays du monde par sa population, qui dépassera les 270 millions cette année, derrière la Chine, l’Inde et les États Unis. Cela perpétue une situation étrange selon laquelle le plus vaste archipel du monde est aussi le plus méconnu des grands pays de la planète. On ne parle de lui qu’en cas de catastrophe naturelle majeure, dont il est hélas souvent affligé, comme lors de l’effroyable tsunami de 2004, ou pour véhiculer des idées et images fallacieuses sur le « paradis terrestre » que serait l’île de Bali. Le fait que ce soit aussi le plus grand pays musulman du monde et, à ce jour, le seul à avoir adopté un régime démocratique, voilà plus de 20 ans, lors de la chute du dictateur Suharto en 1998, n’y change rien. L’Indonésie reste une terra quasi incognita sur la carte du monde.
Pourtant, la manière dont l’Indonésie fait face à la pandémie de Covid-19 est emblématique des questions fondamentales que se pose un gouvernement pour décider de sa stratégie en la matière. Celui de l’actuel président Joko Widodo (Jokowi), démocratiquement élu en 2014 et réélu en 2019, fait preuve d’une indécision pathétique et dangereuse. Il a d’abord affirmé longtemps et de manière peu crédible que le pays n’avait aucun cas déclaré de coronavirus, alors que ses voisins immédiats, Singapour et la Malaisie, étaient progressivement infectés et que des centaines de milliers de travailleurs indonésiens émigrés y travaillent. Fortement affectée par le déclin de la croissance économique en Chine, l’Indonésie, pour qui le tourisme international est devenu crucial, a même essayé en février de manière irresponsable et assez scandaleuse de relancer ce secteur en faisant de la publicité sur le fait que le pays était l’un des seuls a être épargné par le virus!
Depuis lors, le Covid-19 s’est bien évidemment répandu dans l’archipel et le gouvernement ne le nie plus. La pandémie reste toutefois limitée à ce stade, puisque le pays compterait en date du 17 avril un peu plus de 5 000 cas avérés et presque 500 morts. Ils sont principalement concentrés à Jakarta, la capitale et mégalopole de 30 millions d’habitants, et sur Java, l’île centrale surpeuplée qui en compte plus de 140, soit plus de 1 000 au kilomètre carré ! En fait, compte tenu des faibles capacités de dépistage et d’enregistrement des personnes infectées, les chiffres sont évidemment beaucoup plus élevés. Et, à la veille du ramadan, qui commence le 23 avril, et de l’exode où des dizaines de millions d’Indonésiens vont retourner selon la tradition dans leur famille pour fêter le lebaran, l’ouverture du jeûne le 23 mai, le pays est assis sur une bombe à retardement dont l’explosion risque bien de submerger un système de santé fragile.
Face à cela le gouvernement central a longtemps hésité à adopter des mesures de distanciation sociale et encore plus de confinement. Il y a deux raisons à cela. La première relève du tropisme économiste d’un président dont la priorité est d’attirer les investissements étrangers et de stimuler la croissance pour accélérer le développement économique et social d’un pays dont le PIB moyen par habitant est toujours inférieur à 4.000 US$ par habitant et où 10% de la population vit toujours sous le seuil de la pauvreté absolue. Cela ressemble un peu au choix initial d’un Trump aux États Unis, pour qui la bonne santé des marchés compte plus que celle des citoyens, ou de son sinistre clone Bolsanaro au Brésil. Mais cela relève aussi de la stratégie de laissez-faire visant à atteindre un seuil de vaccination collectif au sein de la population, suivant en cela le modèle proposé par les Pays-Bas, l’ancienne puissance coloniale. Cela dit, il faut également reconnaître qu’il est pratiquement impossible d’imposer des mesures de distanciation sociale strictes dans un environnement humain aussi densément peuplé et encore moins de décréter le confinement à une population dont 70% dépend du secteur informel pour sa survie quotidienne.
La seconde raison est liée aux scrupules démocratiques d’un Jokowi, petit entrepreneur issu du peuple, qui a été élu deux fois grâce à la mobilisation des forces progressistes du pays face au même candidat, Prabowo, ancien général accusé de crimes contre l’humanité et membre de l’oligarchie, soutenu pas les partisans de l’islamisme le plus conservateur. Déjà accusé de favoriser depuis quelque temps une certaine dérive illibérale, en bridant toute expression de ce qui peut être un obstacle au développement économique du pays, on peut comprendre que Jokowi ne veuille pas adopter des mesures encore plus autoritaires et franchir le pas qui lui vaudrait définitivement le qualificatif de « petit Suharto » dont il est déjà affublé et de passer à la postérité comme le fossoyeur d’une démocratie chèrement acquise.
La combinaison de ces deux motivations place l’Indonésie face à un risque majeur d’explosion de la pandémie. Cela a suscité une tension croissante entre un gouvernement central, enclin à la procrastination, et des autorités régionales, plus conscientes des risques encourus. Ainsi, après moult tergiversations et une pression de plus en plus forte du gouverneur de Jakarta, Anies Basdewan, que beaucoup voient déjà comme le candidat favori des milieux islamistes à l’élection présidentielle de 2024, Jokowi a finalement décidé de l’autoriser à imposer des mesures de distanciation sociale dans la capitale à compter du 13 avril. Il semble toutefois qu’elles soient très difficiles pour ne pas dire impossible à faire respecter. Par ailleurs, la perspective de voir la capitale se vider de 10 à 15 millions de ses habitants fin mai pour le lebaran est un véritable cauchemar. Le président a bien recommandé à tout le monde de rester à son domicile, mais il est peu probable que la consigne soit respectée. Il est difficilement envisageable d’imposer un confinement total à un pays caractérisé depuis vingt ans par une forte réislamisation de la société et une piété croissante car cela fournirait des armes redoutables à une minorité islamiste radicale qui ne rêve que de mettre fin à la démocratie, de revenir à un régime autoritaire, voire d’imposer un État Islamique.
Bien que personne n’en parle, la situation de l’Indonésie, est donc emblématique du dilemme auquel tous les pays sont confrontés face à cette pandémie du Covid-19 : comment essayer de l’enrayer et de la juguler, en imposant des mesures nécessairement coercitives qui portent atteinte aux libertés individuelles, sans ouvrir la porte à une régression démocratique, qui ne ferait que renforcer la vague de national-populisme autoritaire ayant déjà submergé une bonne partie de la planète, ni couler l’économie et déclencher une grave crise sociale risquant d’emporter le régime.