Par Gérald Berthoud et Dario Ciprut
Point de départ
La séance plénière du 17 février 2023 a porté sur la discussion du papier d’André Borowski (AB) inti-tulé « Racines mondiales du populisme »1.
Entre autres, nous, Gérald Berthoud et Dario Ciprut, tout en saluant l’intention de son auteur d’aboutir à un consensus du Cercle sur le sujet, nous nous sommes montrés critiques sur son con-tenu et sceptiques sur l’atteinte de l’objectif visé. Nous avons accepté de nous atteler à une contri-bution écrite précisant nos objections et conclu-sions pour les discuter en une plénière qui sera in-troduite par Jean-Luc Maurer.
Réunis brièvement le 1er mars, nous avons ébauché un canevas commun et décidé de rédiger sur cette base le document qui vous a été transmis2.
Ce qui permet, selon nous, aux populismes de mettre un peu partout la démocratie en péril, au point d’inquiéter ses partisans, ce sont les manques et les failles de cette dernière. Ils ouvrent béantes les voies permettant aux populismes de s’y engouffrer. Selon nous, notre objectif ne consiste pas à trouver un accord sur des faits érigés en causes, mais dans la volonté commune de remé-dier aux inconséquences et défaillances de la dé-mocratie instituée.
Charte actuelle du Cercle
Personne n’a jusqu’ici voulu changer cette charte comme base commune de consensus. Il ne con-vient pas à notre avis d’en changer. Voici pour-quoi.
Le titre du blog parle du « recul des valeurs » de la démocratie et de la « progression du national-po-pulisme », laissant implicite la relation causale entre ces deux constats. L’introduction du « Qui sommes-nous ? » est autrement plus précise. Elle fait référence aux « populismes », cette fois sans préfixe et au pluriel, mais bien comme « une des conséquences », pas forcément la seule donc, de la « croissance sans limites des inégalités » qui mena-cent les « principes fondamentaux de la démocra-tie auxquels nous croyons ».
Cette déclaration cerne admirablement ce qui est au centre des réflexions du Cercle, à savoir que les manifestations des populismes ne nous concer-nent qu’en ce qu’elles menacent les fondements d’une démocratie qui fait l’objet de notre adhé-sion. Le populisme ne constitue donc pas une me-nace en soi et l’emploi péjoratif et sans autre pré-caution du mot « populisme » parmi nous doit être questionné.
Comme le papier d’AB l’implique, il n’est pas ques-tion de prôner une approche centrée sur des « pa-ramètres objectifs » et une « épistémologie scien-tifique » contre toute idée d’une « épistémologie alternative ». Une telle approche, qu’il s’agisse d’Economie ou de Médecine, nous paraît foncière-ment scientiste. Ecouter les scientifiques est indis-pensable, mais ne devrait pas pour autant aller jusqu’à leur abandonner le terrain social ou poli-tique.
De quoi est-il question ?
Face à l’abondance des publications sur le thème du populisme, présenté selon des points de vue di-vergents, le risque est d’aboutir à une sorte de con-fusion. Aussi, avant même toute prise de position, il s’avère nécessaire d’aborder un certain nombre de points problématiques, en vue de parvenir à une perspective équilibrée sur un mot devenu un véritable fourre-tout.
Populisme : un mot vague et imprécis
Une notion relevant à la fois du sens commun et du « langage savant ». Vu tout à la fois de manière po-sitive, négative, ou encore péjorative.
L’étymologie du mot ne permet guère de trancher entre « populisme », qui peut vouloir dire positi-vement en appeler au peuple ou négativement s’en prévaloir abusivement, et « démocratie » qui entend que le peuple est le détenteur réel ou ul-time du pouvoir, et la source de toute légitimité. Si les deux termes exaltent le peuple, pourquoi ne disqualifier que le premier ?
L’ambiguïté du terme de populisme s’étend à la no-tion même de « peuple », dont Gilbert Rist nous a appris qu’il fallait le distinguer nettement de celui de « population », en ce qu’il désigne un sujet politique et non un simple agglomérat d’individus résidant à un instant t sur un territoire donné. Cha-cun peut se prévaloir, comme les populistes ne s’en privent pas, de parler au nom du peuple, mais c’est autre chose que de lui donner, faute du pouvoir, au moins la parole, comme le voudraient les démo-crates.
Populismes multiples voire contraires
Le qualificatif de populisme pour caractériser des positions critiques de régimes politiques en vi-gueur englobe des réactions très dissemblables.
Certes, ces critiques ont en partage l’opinion que lesdits régimes ne respectent pas les valeurs démo-cratiques que proclament leurs porte-paroles. Ceci sans doute pour des raisons d’intérêts sociaux di-vergents.
Y a-t-il vraiment un invariant entre ces différentes formes de populisme ? La question mérite d’être posée, mais on peut à bon droit trouver que mettre en parallèle l’inculpation des fortunés (les riches) ou les immigrés, pour identifier un mécanisme identique de type bouc-émissaire qui serait com-mun à tous les populismes, est superficiel. C’est bien sûr amalgamer comme irrationnels tous les comportements critiques de quelque horizon qu’ils viennent et quelles que soient leurs propositions radicalement adverses pour remédier à l’état de fait qu’ils déplorent.
Notre regretté Gilbert Rist a également différencié les populismes en contribuant à en dresser une car-tographie ou typologie3. Il y montrait bien qu’on ne saurait confondre les attentes des populations ou les objets de la colère populaire à l’origine de la ré-ponse des populistes et que sans jugement sur la validité de ces attentes il n’est pas possible d’obte-nir un consensus sur la nature des réponses.
Contraste entre les régimes politiques dé-mocratiques et autocratiques
Toute approche argumentée sur les populismes doit considérer les évidentes différences entre les régimes politiques démocratiques et les régimes dits autocratiques ou oligarchiques. Dans les États autocratiques, l’individu tend à n’être qu’un élé-ment pris dans une identité collective indifféren-ciée. Au contraire, dans les démocraties dites libé-rales, liées historiquement au capitalisme, la liberté est revendiquée comme un absolu, au point de favoriser tout ce qui sépare radicalement les in-dividus et les groupes, au détriment de ce qui unit. Ce qui se manifeste, entre autres, par une instabi-lité, résultant à la fois de facteurs intérieurs et ex-térieurs.
Toute idée de justice climatique et sociale se heurte ainsi à la réalité des inégalités, entraînant, entre autres, une revendication des dominants se considérant comme des victimes d’un « climat anti-riches ».
Une vision binaire de la société : ceux d’en haut et ceux d’en bas :
En haut :
La figure de l’homo rationalis, un être calculateur dans toutes ses décisions et toutes ses actions. Les ingénieurs, les entrepreneurs et les financiers ap-paraissent ainsi comme les acteurs-clés d’une so-ciété dite moderne.
En bas :
La vision caricaturale d’un l’homo popularis, à la fois discrédité, dénigré, rabaissé, déprécié et frus-tré. Ou encore un ignorant, envieux par exemple de la réussite des riches. Un individu, soumis à ses seules passions et ses émotions, qui céderait aisé-ment aux discours démagogiques.
De tels affects non maîtrisés seraient-ils propres aux seuls populistes ?
On observera avec inquiétude l’usage fait de la Science, avec un grand S, pour justifier des mesures d’autorité et de contrôle des populations. Un tel scientisme est poussé jusqu’à la caricature dans le papier d’AB sur les racines mondiales du popu-lisme, lorsqu’il raille les illusions de vouloir échap-per, grâce à une gouvernance mondiale hors d’at-teinte, aux dures lois que le marché mondialisé im-poserait aux classes travailleuses nationales en ma-tière salariale, de retraites, de niveau de vie ou d’allocations. La science, dans le papier de AB, est une version de l’Economie reposant sur la théorie des avantages comparatifs n’ayant que faire des « externalités ».
Dans une telle perspective, les racines du popu-lisme sont assimilées principalement à la négation des lois de l’Economie ou encore du Marché.
Que peut peser l’homme ou la femme du commun, face au dominant déguisé en expert ? Eh bien jus-tement c’est la force, le mérite, l’honneur de la dé-mocratie, que de leur accorder comme on dit « voix au chapitre » selon le principe « un homme, une voix ».
Une telle dualité entre deux représentations aussi radicales de l’être humain repose sur la croyance d’une opposition radicale entre connaissance ob-jective et opinion infondée. Ce qui manque, de toute évidence, dans nombre de recherches, c’est d’expliciter leurs présupposés et leurs hypothèses. Il n’y a pas d’analyse sans point de vue. Ce qui sup-pose que dans toute réflexion sur l’être humain, sur la société et sur le monde, il est impératif de soulever le problème de la neutralité et de l’objec-tivité.
Humanisme et diversité
Pour les auteurs du présent document, le concept même de démocratie, à la base de la charte con-sensuelle du Cercle Germaine de Staël, repose d’évidence sur un « modèle d’humanité » défini comme à la fois égoïste et altruiste. Pour Edgar Mo-rin, l’être humain est à la fois homo sapiens et homo demens. Une folie qui peut le perdre si on lui lâche totalement la bride. Le pouvoir de la science n’est rien sans celui corrélatif de l’imagination et on peut ici rendre l’hommage qui convient à Rabe-lais, qui proclamait dès 1532 que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Or le mo-dèle humain de l’homo economicus, perceptible dans le texte d’AB, devrait prendre la mesure de ses désirs ou de ses « frustrations » et se sou-mettre aux préceptes de la rationalité et de la nor-mativité scientifiques. Soit accepter sans maudire les sacrifices qu’induit sa finitude. Sous couvert de résignation teintée de morale chrétienne, c’est en fait la doxa néolibérale de la primauté de l’écono-mique sur le politique qui surgit. Les promesses démagogiques des populistes se heurteraient ainsi à ce qui passerait pour la réalité.
Marché mondial, division du travail, libre échange et protectionnisme
A la racine de la conflictualité sociale, voie ouverte à l’incursion des populistes, AB voit la « frustra-tion » de populations auxquelles la science, soit l’économie orthodoxe, recommanderait d’accep-ter des « sacrifices ». Ces derniers s’imposeraient largement à ceux d’en bas. Surtout quand ce pouvoir ne pourrait s’exercer que dans un cadre national, totalement inadéquat au regard du dé-ploiement transnational et mondialisé de la pro-duction et des échanges par les élites industrielles et capitalistes dominantes.
Ce qu’on nous fait avaler comme Economie ici n’est rien d’autre que le mode capitaliste sans limites de production, d’échange et de consommation ré-gnant sur la planète par l’entremise de la finance et de l’actionnariat mondialisés, élevé au rang d’Absolu intemporel auquel il serait vain de s’en prendre.
Cette Economie n’a rien d’une science, quelle que soit la sophistication actuelle de sa modélisation numérique, en progrès constants depuis Keynes. Elle fait écran à sa nature éminemment politique en ce qu’elle doit aux relations de pouvoir consti-tutives de son déploiement. Son caractère contem-porain de financiarisation et marchandisation ac-célérée dans le contexte d’une prédation des res-sources planétaires, du dérèglement climatique et de la chute de la biodiversité, en exacerbe les traits disruptifs au lieu de les tempérer comme le souhai-terait la version consensuelle de la social-démocra-tie depuis Bad Godesberg ou la collaboration des états-majors socialistes ou écologistes. C’est le défi auquel les tenants de la démocratie que nous sommes sont appelés à répondre, qui nous mène très loin de l’acceptation bonasse de l’impossibilité d’agir sur la gouvernance mondiale capitaliste.
Un seul monde
Mais de quel monde s’agit-il ? Un monde pris dans le double mouvement d’une ouvertures des mar-chés et d’une revendication identitaire impliquant une surveillance accrue des frontières nationales ; un monde encore soumis à la déstabilisation des mouvements migratoires.
Un seul monde sûrement, mais littéralement tra-vaillé par de multiples déséquilibres. En particulier, entre ceux qui ont trop et ceux qui n’ont pas assez; entre ceux qui jouissent d’un pouvoir d’achat et les autres qui luttent pour leur subsistance.
Et pourtant, dans un monde aussi divisé et soumis à des mouvements contradictoires, les démocra-ties comme les autocraties sont toutes dépen-dantes, d’une manière ou d’une autre, d’un mar-ché globalisé. Le capitalisme, sous une forme priva-tisée ou étatisée, s’impose comme une force unifi-catrice, en mesure de fournir des marchandises (biens et services) toujours renouvelées, grâce aux découvertes des sciences et aux innovations tech-niques.
Nul doute que toutes les sociétés sont entraînées, selon des formes variables, dans la voie d’un capi-talisme qui repose sur un imaginaire du sans fin, s’actualisant dans un ensemble d’idées et de va-leurs spécifiques. Les premières donnent un sens au monde ; les secondes orientent les actions indi-viduelles et collectives vers ce qui est socialement valorisé.
Cette culture de l’infini, concerne d’abord une frac-tion de l’humanité, celle qui entre dans la catégo-rie, très imprécise, de classe moyenne. Peu importe le régime politique, les classes moyennes sont pré-sentes partout. Qu’il s’agisse d’un système poli-tique autoritaire, voire totalitaire, ou d’une forme de démocratie libérale, les revendications spéci-fiques des classes moyennes sont semblables. Dans tous les cas, une certaine liberté consumériste est effective. Sur tous les continents, les classes moyennes sont vues comme un modèle de réus-site.
Même si ce mode de vie, qui se heurte toujours da-vantage à une double limite écologique et sociale, est pour beaucoup inaccessible, l’imaginaire qui le sous-tend est encore largement partagé, même par ceux qui n’en tirent aucun bénéfice.
Comprendre le populisme
Pour autant que ces différents points soient soumis à une argumentation aussi rigoureuse que pos-sible, il importerait de comprendre le populisme, au lieu de le rejeter, purement et simplement, dans le monde obscur de l’ignorance peuplé d’êtres ob-tus. Une exigence pour éviter une appréciation glo-balement méprisante et pour mettre en perspec-tive les dérives des forces de transformations tech-noscientifiques et économiques.
Conclusion provisoire
Pour l’essentiel, la vision que nous pensons anti-thétique aux objectifs de notre Cercle, et incarnée à notre avis dans le papier d’AB, s’articule sur :
• La religion des bienfaits universels du Marché mondialisé garant de règles incontestables de la compétition à la base de l’efficacité écono-mique.
• L’impuissance de la démocratie politique in-trinsèquement limitée au cadre national dont l’extension est du domaine de l’utopie.
• L’indiscutable autorité de la rationalité scienti-fique devant s’imposer aux passions du ressen-timent égalitaire gouvernant les politiques.
• Une définition unilatérale du populisme comme promesse démagogique de délivrer de ces contraintes par la haine de boucs émis-saires et le mensonge.
Nous pensons au contraire que s’il est possible ou même souhaitable de promouvoir un consensus entre les membres du Cercle, ce ne peut être que sur un catalogue de points repris de ce qui suit :
• L’idéologie néo-libérale de la dérégulation fi-nancière consacre une prédation sans limites et dévastatrice des êtres humains et des choses sous prétexte d’efficacité économique.
• La démocratie fondée sur l’égalité en droit des humains est l’horizon unique mais toujours im-parfait permettant une organisation pacifique des sociétés.
• La démocratie n’est pas un empire de la Raison s’imposant à des humains rétifs, mais repose sur le doute méthodique ouvert à la remise en question et garant de tout obscurantisme autoritaire.
• Ce sont les inégalités, les failles ou le dévoie-ment d’ambitions démocratiques, et non d’inévitables contraintes objectives, qui font le lit de versions démagogiques, autoritaires et identitaires de populismes.
Enfin, en ce qui concerne le rôle de la démocratie dans le dépassement du cadre national, nous croyons pouvoir affirmer que :
• Le cadre national, lorsqu’il est assis sur le con-sentement actif des populations, est aussi né-cessaire qu’insuffisant à assurer et garantir la paix et la stabilité des équilibres mondiaux.
• Une mondialité démocratique, étagée par des principes de subsidiarité dans l’autonomie et la mobilité est devenue un impératif contempo-rain.
le 30 août 2023