Les racines mondiales du populisme

Par André Borowski

Un rapport récent de l’IDEA (Stockholm) relève que
« La moitié des démocraties dans le monde sont en
déclin ». On pourrait ajouter que bien des états non
démocratiques subissent ce même type de déclin,
souvent causé par les tensions entre des instances
de décisions purement nationales et une économie
fonctionnant au niveau planétaire.
Ce texte : « Les racines mondiales du populisme »
vise à décrire les bases objectives, communes à
l’échelon mondial, du phénomène populiste et du
déclin démocratique. Pas de critique efficace du
populisme sans compréhension des causes
objectives des multiples frustrations des peuples.
Un des principaux dangers du populisme est le
refus de prendre en considération l’insertion d’un
pays au sein du marché mondial et, à la fin, de
considérer que si les limitations que cela impose
aux habitants ne peuvent être dépassées, alors il
faut s’en prendre aux ennemis et aux traitres dont
il faut couper les têtes.
Il est nécessaire, de lier les causalités, qui y sont
décrites sommairement, avec les diverses
manifestations du populisme souvent décrites par
ailleurs. Les parties de textes en italique énumèrent
des causes. Les parties en romain sont plutôt des
exemples de manifestations de ces causes.
Ce bref résumé des causes objectives majeures du
phénomène populiste pourrait faire l’objet d’un
consensus qui renforcerait notre démarche
commune et nous démarquerait des autres groupes

de réflexions.

Au niveau mondial, les différents mouvements
populistes, qui sont des menaces pour les
démocraties, suivent des parcours variés et
prennent des formes très différentes. Ils partagent
néanmoins un type de revendication politique
commune : la prétention à défendre les vrais
citoyens contre les élites nationales et les
oppresseurs étrangers.
Les populistes se présentent toujours comme les
vrais défenseurs du peuple. La principale différence
entre leurs variantes est leur attitude envers les
immigrants. Une autre différence notable est leurs
positions face au défi climatique et aux autres
enjeux scientifiques. Certains nient ces défis,
d’autres affirment qu’il suffit de faire payer les plus
riches, ou mieux, de faire tomber du ciel les
ressources nécessaires sans grands impacts sur les
populations défavorisées.
Au coeur des problématiques actuelles populistesabstentionnistes
: la non-existence d’instances
mondiales ayant la capacité d’imposer des
sacrifices à certains groupes de populations au
profit de la communauté planétaire comme les
instances nationales doivent souvent le faire. Ce
manque de mordant, d’efficacité, de la sphère
politique planétaire (ONU) se traduit souvent, par
contrecoup, au niveau national, par l’abstention
massive, la violence, et naturellement le vote
populiste.
Trump et Poutine sont climatosceptiques parce
qu’ils savent que leurs électeurs vont être
inévitablement impactés par les mesures de
limitation du CO2. Aucun groupe populiste ne va
dire à ses supporteurs qu’ils sont (comme gros
consommateurs de pétrole par exemple) la variable
d’ajustement inévitable. Or les sacrifices multiples
sont la partie difficile de ces mesures, celles qui
font hésiter tous les politiques. Exemple récent : le
référendum réussit en Suisse contre la loi sur le
CO2 en 2021. L’augmentation du prix du CO2 est le
premier moyen de lutte contre le réchauffement
climatique. Il faut accepter qu’il soit en partie
injuste, sinon il ne se passera rien.
On retrouve des effets de blocage systémique au
travers des multiples frustrations/limitations
auxquelles font face les habitants de la planète. Les
racines du populisme sont souvent là et les
rodomontades des populistes ne peuvent rien y
changer. Cette liste des problématiques n’est bien
sûr pas exhaustive.

  1. Mise en danger des identités/rôles sociaux
    individuels et collectifs de beaucoup d’habitants
    de la planète, au travers de fréquentes remises
    en cause de leurs fonctions économiques, sociales
    et politiques.
    En particulier, on remarque la fragilisation
    rapide de la place de chaque être humain au
    sein des chaines de valeur mondiales sous le
    coup d’une progression constante de la
    productivité dans certains secteurs, de la
    réduction des couts logistiques (containers) et
    de l’usage généralisé d’Internet. Les transferts
    de valeurs et l’utilisation des avantages
    comparatifs (au sein des chaines de
    production) en direction de l’Asie, et
    spécialement de la Chine, sont particulièrement
    marqués. Plus la division du travail (efficient)
    s’approfondit plus les rôles sont bouleversés).
    Les crises économiques mondiales à répétition
    accentuent encore les déséquilibres.
    Il n’y a plus de chaines de production d’écran
    plat en Europe. La Chine a pu réduire ses couts
    comparatifs en limitant ses dépenses de santé
    et de retraite, ce qui a amené quelques
    inconvénients récents… mais retransférer de
    grandes chaines de productions entières en
    Europe est presque impossible.
  2. Limites des actions syndicales (pratiquement
    toujours nationales) visant la défense et
    l’amélioration du pouvoir d’achat.
    Alternativement, la défense de « l’identité
    nationale » (et surtout des assurances sociales
    « exclusivement pour les citoyens ») semble
    alors souvent aux yeux de beaucoup de
    travailleurs (généralement les moins
    qualifiées) être la mesure de protection la plus
    « efficace » pour ne pas disparaitre au milieu
    des déshérités d’où l’insistance sur la part de
    salaire indirect comme les outils de sécurité
    sociale qui à partir de la fin du XIXe siècle ont
    été la clé de l’adhésion des « peuples » aux
    valeurs « nationales ». Le marché mondial
    n’offre cependant qu’un nombre limité de
    niches favorables, dont un petit nombre pour
    les personnes moins qualifiées.
  3. Grande difficulté pour les leaders politiques de
    dire ouvertement que certains paramètres
    économiques importants comme le niveau des
    salaires, ceux des ouvriers comme ceux des
    grands patrons, sont en grande partie hors du
    contrôle du pouvoir politique d’un pays.
    Le thème : si l’on veut, on peut, est attirant, mais
    trompeur. Il apparait que toutes les
    rodomontades nationalistes se heurtent aux
    murs du marché mondial dont on ne sort que
    très difficilement (sauf Pol-Pot au
    Cambodge…).
  4. Multiplication explosive de revendications
    identitaires multiples basées sur les origines
    historiques ou géographiques, des apparences
    ethniques (racisme), des rôles sexuels, des
    croyances religieuses… et persistance de
    différences de productivité entre groupes de
    populations séparées par une frontière nationale
    ou à l’intérieur de ses frontières, mais séparées
    par des cultures, des croyances religieuses, des
    apparences ethniques.
    Il faut ajouter à ces revendications
    traditionnellement à la base des conflits
    guerriers les réminiscences des
    affrontements/invasions/colonisations passés
    qui amènent des revendications liées à des
    événements plus ou moins récents, amenant
    par contrecoup beaucoup de citoyens à se
    sentir menacés par des revendications qu’ils
    perçoivent comme extravagantes ou pire
    « immorales » ainsi que par une sensation de
    manque d’attention envers leurs propres
    problématiques, plus « terre à terre ».
    Des revendications « identitaires » multiples
    agitent les jeunesses occidentales, mais elles se
    heurtent aux attentes des « vieux » défavorisés
    qui, s’ils sont parfois « réactionnaires »,
    connaissent le caractère essentiel de leur haute
    productivité et sont facilement effarées par le
    fanatisme des courants Woke.
  5. Résurgences d’actions nationales fortes dans des
    actions de conquêtes territoriales, suivies de
    contre‐réactions nationales opposées.
    En général, la compétition commerciale entre
    nations est souhaitable et la coopération
    absolument nécessaire, mais les confrontations
    armées pour des bouts de territoires ou des
    ressources naturelles sont mortifères. Seul
    « avantage », ces confrontations sont faciles à
    comprendre par les peuples. C’est donc un
    thème populiste aussi dangereux que surutilisé
    historiquement.
    Les revendications territoriales sont toujours
    de grosses ficèles entrainant de terribles
    dommages, mais elles amènent une réaction
    « patriotique » épidermique des populations.
    Alors, pourquoi se priver ? L’attaque de la
    Russie contre l’Ukraine en est un exemple
    frappant.
  6. Impossibilité pour les pays d’importance
    moyenne (et leurs citoyens) de jouer un rôle
    vraiment indépendant dans l’économie
    mondiale.
    L’exemple du Brexit britannique rappelle le
    caractère décisif des économies d’échelle au
    grand dam des volontés d’indépendance
    nationales. Les revendications identitaires
    fortes ne peuvent rien y faire.
    Le Brexit est un échec global parce que la GB
    est un pays d’importance moyenne qui a plus
    besoin du marché mondial que le marché
    mondial n’a besoin de la GB. Si l’on est
    mécontent de ces limitations, il faut passer par
    des fusions-acquisitions interétatiques, et non
    pas se morceler à l’infini !
  7. Frustration des citoyens mis en face de débats à
    caractère scientifique ou économique complexe
    comme ceux entourant les épidémies, les
    vaccinations ou les ressources énergétiques.
    Ces populations doivent admettre (mais
    veulent souvent s’opposer à) un fait têtu : il n’y
    a pas de démocratie possible en science. La
    parole est, dans les faits, réservée à une élite
    limitée sous peine de cacophonie. Cette
    limitation renforce le thème central de la
    propagande populiste : l’opposition des
    citoyens et des élites, cela pousse les citoyens
    vers le complotisme et les croyances
    religieuses diverses, des voies plus
    « démocratiques ».
    Lors d’une épidémie par exemple, seuls les avis
    des épidémiologistes et des virologistes sont
    utilisables ! Bien sûr, les experts se trompent
    parfois, mais ils se trompent moins que les
    autres populations et les experts apprennent
    au fil des événements, contrairement à une
    fraction du « peuple » criant toujours « liberté ».
    Le dosage des mesures est toujours difficile,
    mais lorsque le système de santé est en danger,
    il doit y avoir une direction unique pour
    « négocier » avec le virus et les instances
    sanitaires.
  8. Tensions fréquentes entre des « peuples ‐
    patrons » élisant des « gouvernementsemployés
    », qui ont d’abord pour responsabilité
    de faire fonctionner leurs pays.
    Un gouvernement doit gérer des contraintes de
    productivité et de compétitivité mondiale,
    respecter des normes, des traités
    « techniques », sans oublier les interactions
    politiques complexes avec les états étrangers,
    les instances internationales et les grands
    créanciers qui prêtent (ou non) de l’argent à
    tous les pays du monde. Les besoins immédiats
    des citoyens passent donc inévitablement au
    second plan sous peine de catastrophe.
    Chaque gouvernement a beaucoup de
    partenaires internes et externes. Ceux d’« en
    bas » voudraient passer en premier et le mode
    habituel d’élection démocratique dont sont
    absents les états étrangers et les créanciers,
    empêche de dire à certains qu’ils doivent être
    rentables et parfois attendre.
  9. Nécessité manifeste de prises de décisions
    centralisées mondialement, en premier lieu pour
    sauver la planète des effets du réchauffement
    climatique qui s’oppose à l’aspiration au
    contrôle des individus sur leur destin personnel
    au travers du maintien de leur pouvoir (limité)
    d’influence sur les décisions d’utilisation des
    ressources rares au sein d’entités limitées
    géographiquement.
    Aujourd’hui, seules les très grandes entreprises
    ont un réel pouvoir de décision multinational,
    ce qui leur donne un avantage décisif grâce aux
    économies d’échelles et à l’utilisation
    d’avantages comparatifs géographiques
    multiples. Les peuples eux se heurtent aux
    limites de leur gouvernement local qui souvent
    ne peut (presque) rien faire comme le
    gouvernement de Rishi Sunak.
    Apple peut faire assembler ses IPhones en
    Chine sous la responsabilité de Foxconn
    (Taiwan). C’est un avantage concurrentiel
    important pour Apple qui peut profiter des
    avantages comparatifs chinois, mais Apple
    subit aussi les effets des errements du
    gouvernement chinois qui juge que la
    rentabilité seule ne peut guider son action.
  10. Besoin incompressible de chaque nation à
    disposer de parts significatives de ressources
    matérielles et industrielles de la planète non
    situées dans ses frontières avec, à l’opposé, la
    volonté de préserver une souveraineté nationale
    absolue.
    La Chine tente de s’approprier de multiples
    ressources minières, pétrolières, minérales,
    céréalières au niveau mondial qui lui sont
    indispensable. Elle refuse pourtant tout
    abandon de souveraineté chez elle et espère
    secrètement plus ou moins revenir à un régime
    impérial, avec des pays vassaux qui prêtaient
    allégeance à l’Empereur de Chine.
  11. Non‐existence au niveau planétaire des
    quantités de ressources naturelles qui
    permettraient d’offrir à l’ensemble des
    populations du monde (en utilisant les
    technologies actuellement disponibles) un
    niveau de vie occidental.
    L’exploitation intensive des multiples
    ressources de la planète liée en partie aux
    récents développements chinois ne peut être
    reproduite à plus grande échelle, ni en Chine
    (limitée à la zone côtière) ni dans le monde. Il
    faudrait pour que cet accès égal soit possible un
    saut très important, mondial, global, dans la
    production d’énergie et dans la réutilisation
    cyclique des ressources.
  12. Blocage de nombreux pays dans des situations
    de revenus intermédiaires principalement à
    cause de la persistance de mécanismes sociaux
    perçus comme conformes aux
    traditions/identités locales, mais empêchant le
    développement économique et la croissance de
    la productivité. Les conséquences de ces blocages
    de perspectives locales sur les perceptions
    d’injustices inter‐nationales et les pressions
    migratoires sont énormes.
    Une des causes de sous-développement relatif
    est la prévalence fréquente d’une corruption
    massive des instances étatiques de certains
    pays au sein d’un « Crony Capitalism » à savoir
    d’un système économique dans lequel les
    entreprises prospèrent non pas grâce à la
    liberté d’entreprendre et à leurs gains de
    productivité, mais plutôt grâce aux collusions
    entre une classe d’affairistes et la classe
    politique. Cela se traduit par l’absence d’un
    cadre institutionnel fort de protection de la
    propriété, de l’existence d’une libre
    concurrence, d’une lutte forte contre les
    monopoles, ainsi que la protection des brevets.
  13. Compétition difficile des démocraties avec
    certains régimes autoritaires, apparemment plus
    efficaces et rapides dans leurs actions.
    La référence, le plus souvent implicite, mais
    importante, car la seule « crédible » des
    populistes antilibéraux est le régime chinois.
    Quel succès peut être mis en avant par les
    populistes européens ? Trump, Bolsonaro et
    leurs actions putschistes ! Pourquoi pas
    Poutine ! C’est peu appétissant, mais la
    démonstration par la Chine de la possibilité
    d’un développement économique fulgurant
    (mais limité) tout en refusant la transition vers
    les libertés politiques « occidentales » et en
    préservant un régime de parti unique
    représente bien un défi politique global,
    principalement lorsque s’est produit le
    transfert massif de valeur depuis les pays
    occidentaux qui est une des racines de leurs
    crises politiques à répétition. Ce défi a été
    relevé lors d’un sommet récent de l’OTAN :
    « Les ambitions déclarées de la Chine et ses
    politiques coercitives défient nos intérêts,
    notre sécurité et nos valeurs ».
    Bien des pays africains ou asiatiques peuvent
    être attirés par le modèle chinois. Ses réussites
    sont évidentes depuis qu’il a viré vers une
    forme de capitalisme sous contrôle étatique à la
    fin du XXe siècle. Ses limites commencent à
    apparaitre. Outre le contrôle pesant du Parti
    Communiste Chinois qui force l’économie vers
    des investissements absurdes (comme des
    villes fantômes), son avantage comparatif
    depuis que la Chine a intégré l’OMC est
    partiellement basé sur la faiblesse des
    dépenses de santé et le non-financement d’un
    système de retraite étatique protecteur. Ces
    avantages sont remis en cause par la crise du
    Covid19 et les multiples confinements, qui ont
    impacté l’économie mondiale et surtout
    l’économie chinoise.
  14. Manque fréquent de prises de position claires
    par certaines élites politiques populistes sur le
    danger présenté par la « solution chinoise ».
    Manque qui reflète l’hésitation de celles‐ci face à
    leur seule « référence gagnante » utilisable.
    Cependant, les dangers, les faiblesses, de ce
    « modèle chinois » apparaissent clairement au
    début 2023 lorsque se révèlent les failles
    économiques, sociales et politiques crées par le
    manque de libertés intellectuelles, le
    nationalisme exacerbé, les larges inégalités au
    sein de la Chine et surtout la priorité donnée
    par le gouvernement chinois à la préservation
    du pouvoir exclusif du PCC y compris aux
    dépens de l’efficacité économique.
    À relever que peu de chancelleries souhaitent
    la fin de ce pouvoir totalitaire. Elles savent sur
    quoi débouche la fin des empires.
    Toutes les chancelleries craignent en fait la
    possible fin de l’Empire chinois, tant pis pour le
    Dalaï-Lama. Même crainte pour la survie de la
    Fédération de Russie…
    Ces chancelleries se souviennent de l’Empire
    ottoman dissous en 1922. Il y a encore
    quelques petits problèmes au Moyen-Orient…
  15. Présence de réseaux sociaux multiples qui
    renforcent l’emprise des populistes et des
    mouvements identitaires en leur permettant
    d’éviter le filtre exigeant des journalistes
    professionnels.
    Il se développe sur ces réseaux une situation de
    méfiance généralisée entre les gouvernants et
    les gouvernés parce que ces réseaux diminuent
    l’efficacité des discours habituels des
    politiciens qui ont l’habitude de pouvoir
    dissimuler subtilement les effets négatifs
    inévitables de toute politiqué sérieuse

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